Maât, la philosophie africaine

« Les mythes africains disent que Dieu est « parti », en laissant le soin à l’homme de poursuivre (…) l’œuvre d’organisation de la société, conformément aux lois de l’Univers » Mbog Bassong, La Pensée Africaine, page 145.

Maât est le mode de pensée de l’Afrique authentique. Elle existe chez tous les peuples noirs sous différents noms. Avec la propagation du courant afrocentrique, beaucoup connaissent ce mot. Mais au fond qu’est-ce que Maât en réalité? Comment l’aborde-t-on? Que postule-t-elle? Comment est-elle appliquée à la vie? Nous allons rentrer aux fondements de la philosophie africaine.

Maât avec sa plume sur la tête. Nos ancêtres ont estimé que c’est la femme qui symbolise le mieux la pensée noire.

Cet article vient en complément de nos écrits sur la Religion Africaine, ainsi que sur les 42 commandements de la Maât chez les anciens Egyptiens. Les écrits en bleu sont des liens qui renvoient vers des articles détaillés.

Ankh, la vie

En naissant il y a 300 000 ans dans la région des Grands Lacs, nos ancêtres ont réalisé qu’ils faisaient partie d’un ensemble complexe et ordonné. Le monde autour d’eux, si sophistiqué et réglé, fonctionnait dans un seul but : celui de maintenir la vie.

L’apparition chaque jour du soleil après la nuit, les phases de pluies faisant régulièrement suite aux saisons sèches, les plantes qui poussent sans cesse, les animaux et les hommes qui se multiplient etc…toute cette mécanique immuable activée par une Energie, concoure à un seul but : étendre et maintenir la vie.

Ce monde si beau, si complexe, si ordonné ne pouvait être que l’œuvre d’une réflexion, la volonté d’un Esprit/Conscience qui ne leur avait jamais parlé. Ils ont appelé cet Esprit premier Imana/Amen, c’est-à-dire le Caché. Pour nos ancêtres, l’Esprit caché avait donc décidé au commencement d’engendrer le monde dans un seul but : créer et maintenir la vie (Ankh).

Dotés, entre autres, du plus haut degré de conscience et de la plus grande capacité de création parmi les espèces vivantes, les Humains sont donc les seconds de Dieu sur Terre, garants de sa mission, et doivent l’assister dans sa tâche du maintien de la vie.

Imana, forme masculine
Dieu perpétue la vie dans tout l’univers. Les Humains la perpétuent sur Terre.
Les Fangs du Gabon disent ainsi « Nzame (Dieu) est en haut, l’Homme est en bas ».

Si les Humains ont donc été mis au monde par Imana pour maintenir la vie comme Lui-Elle, alors ils doivent suivre les lois de Dieu pour ce faire. Mais comment connaître les lois si Dieu ne parle pas? En réalité Il-Elle parle. Cette parole, c’est la création. Tout l’univers, tout ce qui existe (ciel, terre, eau, air, minéraux, végétaux, hommes) représente la parole de Dieu. Il faut donc analyser l’univers et déchiffrer ses codes de fonctionnement. Il faut savoir comment l’Ancêtre premier a créé la vie, pour savoir comment vivre et maintenir la vie.   

C’est pourquoi un prêtre égyptien disait au savant grec Solon « Quant à la vie intellectuelle, tu vois sans doute quelle attention la loi, chez nous, y apporte : à partir des premiers principes qui touchent l’univers, elle a réglé toutes les découvertes (…) ; des spéculations divines elle a tiré des applications humaines, veillé à l’acquisition de toutes les autres connaissances qui s’ensuivent de celles-là ».

Les mots de cet Africain ancien signifient qu’il a d’abord fallu analyser et comprendre la création de l’univers, et des codes de cette création ont été tirées les découvertes et lois applicables au quotidien des Humains. Et pour comprendre la Parole de Dieu (l’Univers), il a fallu utiliser l’observation et les sciences (mathématiques, astronomie, physiques, biologie etc…).

Ceci explique que le papyrus de Rhind, célèbre traité de mathématiques égyptiennes écrit par l’ancêtre Yahmessou, ait été appelé par nos aïeuls «  Méthode correcte d’investigation dans la nature pour connaître tout ce qui existe, chaque mystère, tous les secrets. » Les mathématiques et autres sciences exactes permettent donc de percer tous les secrets de la nature/l’univers, c’est-à-dire de découvrir la Parole de Dieu. Voilà pourquoi les Africains les ont inventées.

Maât contre Isfet

Au terme de leurs investigations scientifiques et leurs spéculations, nos ancêtres sont arrivés aux conclusions suivantes :

  • L’eau précède la vie. Toute vie naît de l’eau. L’eau comporte la vie à l’état endormi, dispersé et désordonné. Alors au commencement était l’eau primordiale du Noun, qui comportait à l’état désordonné les germes/particules différents ; germes qui allaient donner la vie. Un de ces germes (Imana), s’éveilla et pris conscience de lui-même–elle-même.
  • Imana décida de créer en assemblant les particules du Noun pour faire naître les Êtres.
  • Tout l’univers est organisé sur le modèle de la spirale. On le voit avec l’ADN (élément le plus petit) – élément fondamental de tous les êtres – qui est une organisation de particules en spirale ; (au plus grand) la galaxie, qui aussi est organisée en spirale. Alors Imana a formé avec son Energie, un mouvement en spirale pour assembler ces particules et faire naître les Êtres.
De l’infiniment petit (l’ADN) à l’infiniment grand (galaxie), c’est la création entière, tous les éléments de l’univers, qui sont organisés en spirale.

Pour faire naître la vie, l’Esprit premier a donc vaincu le désordre du Noun en assemblant de manière ordonnée et harmonieuse – et dans un mouvement en spirale – les germes dispersés.

Imana a mis l’ordre et l’harmonie à la place du désordre originel. Il a donc mis le bien (Mâat) à la place du mal (Isfet). La vie est apparue parce que l’Ancêtre premier a fait le bien et vaincu le mal.

Maât est donc l’ensemble des lois par lesquelles le Créateur-la Créatrice a fait surgir la vie et l’ordre qui régit l’Univers. Alors pour maintenir la vie, les Humains doivent comme le Créateur-la Créatrice, faire la Maât et vaincre Isfet.

Tant que les Humains feront ce qui est bien, la vie continuera. Tant qu’ils feront ce qui est ordonné, la vie continuera. Tant qu’ils feront ce qui est harmonieux, la vie continuera. Tant qu’ils feront ce qui est juste, la vie continuera. Tant qu’ils feront ce qui est équitable, la vie continuera. Tant qu’ils diront ce qui est vrai, la vie continuera etc…

A l’image des Maâtiou, c’est-à-dire des serviteurs de Maât; encore appelés Ankhou m Maât, c’est-à-dire Vivants de Maât.
Leurs cœurs étant sans pêchés, ces cœurs sont légers comme la plume. Celui qui fait la Maât porte donc une plume sur la tête.
Image : homme centrafricain, homme Somali, homme Peul.

Le Kamite, ou Africain authentique, ou Vitaliste (animiste), est donc celui qui se met sous l’autorité des lois de la création et l’ordre de l’Univers, c’est-à-dire Maât. Il organise son existence à travers ces lois de Maât, dans le but de maintenir la vie. Le Kamite s’intègre à l’univers, en vivant selon ses règles.

« Ce qui est en bas ressemble à ce qui est en haut »

Cette phrase prononcée partout en Afrique authentique, rend compte du fait que les sociétés humaines (en bas) ont été organisées selon le monde d’en haut (ordre universel).

Maât dans la famille

Les Êtres humains, en tant qu’individus, sont assimilables aux particules dispersées du Noun, et par conséquent vecteurs de désordre. Ils doivent donc être assemblés de manière ordonnée et harmonieuse dans une famille. Voilà pourquoi en Afrique l’individu n’existe pas. Il ne peut être perçu que comme faisant partie d’une famille et d’une communauté. C’est la raison pour laquelle les Africains dans la tradition, tiennent tant à vivre ensemble.

Ainsi dans certains peuples, on organise des danses en alignant les membres d’une communauté en spirale, pour marquer leur unité.

Ubuntu, le vivre-ensemble africain, « je suis parce que nous sommes ». Cette conception a été théorisée à partir de Maât.

Maât et la place supérieure de la Femme

La femme, plus que l’homme, porte les caractères qui ont permis l’émergence de la vie et son maintien. Alors que l’homme est supérieur sur le plan énergétique, la femme donne et fait grandir la vie. Elle est plus enclin à l’harmonie, à l’ordre. Ce faisant elle est donc la figure par excellence de Maât. Maât s’écrit en réalité Maâ.t, c’est à dire la Maâ. Le t à la fin désignant l’article féminin. Peut être donc que nos ancêtres ont appelé la loi d’Imana comme un enfant appelle sa mère.

Cette figuration de Maât en le féminin est la raison de la tradition matriarcale africaine, qui a vu le Continent Noir porté les femmes à leur sommet, et que nous avons expliquée en détail ici

Maât dans la constitution de l’Etat 

Le roi est l’Horus, fils de Dieu. Il applique la Maât qui règne sur le pays. Haut prêtre vitaliste, il détient des connaissances occultes sur le monde invisible, qui lui permettent d’assurer la continuité de la vie et la prospérité matérielle du peuple. Les nations (tribus) conservent une autonomie politique, leurs langues et cultures, et sont organisées dans leurs différences par le roi. Il les assemble avec ordre et harmonie dans un système fédéral. L’Horus assemble les tribus différentes, ou les castes différentes, comme Dieu a assemblé les particules différentes. Le modèle de l’Etat africain est donc fédéral.

Maât dans la justice

La justice en Afrique est essentiellement réparatrice, et non punitive. Lorsqu’on fait du tort à quelqu’un, on trouble son harmonie et installe le conflit dans la société. Le but de la justice est donc de restaurer l’harmonie (Maât) dans les cœurs. Comme le rapporte le missionnaire belge Placide Tempels qui avait visité la RD Congo du temps de la colonisation, un homme avait confié sa brebis à un autre. Le chien de cet autre avait dévoré cette brebis.

L’homme à qui avait été confié la brebis a dû donner en réparation 3 brebis et une somme de 100 francs, cela sans même passer par un tribunal coutumier. C’est ce que l’ayant-droit demandait pour que son harmonie, sa joie de vivre soit restaurée. Placid Tempels ajoutait que le « coupable » acceptait généralement sans rechigner, de payer la réparation. La justice vise donc la restauration de Mâat.

L’africanologue camerounais Mbog Bassong ajoute « L’esprit du droit africain (…) vise la conciliation et non la sanction, l’équilibre social, l’équité, la réinsertion des coupables dans la société » [1].

Maât dans l’écologie

L’Homme est gardien de l’ordre de la nature (Maât) et non propriétaire de cette nature. Il doit assurer la pérennité des espèces vivantes pour réaliser le dessein du Créateur. Ce faisant il utilise de manière rationnelle et renouvelable les plantes et les animaux. S’il est l’esprit central sur Terre, il doit respecter les végétaux, les animaux, l’eau et l’air qui sont aussi dotés de consciences. Il ne peut donc pas polluer l’eau et l’air. Ainsi, souvent même, avant d’abattre un arbre ou de mettre à mort un animal, on lui faisait comprendre que l’acte était nécessaire.   

Maât dans la musicologie

Les Africains ont théorisé que la Spirale créatrice avait fait un énorme bruit en se dispersant dans le Noun pour assembler les particules. Ce bruit premier est considéré comme le Verbe créateur qui a, avec ordre et harmonie, engendré le monde. La Création par ailleurs se déroule de manière rythmique avec ses jours et ses saisons qui recommencent régulièrement.

Chanter signifie donc reproduire le Verbe créateur. Chanter avec ordre, harmonie, rythme comme le font les Africains, c’est reproduire l’ordre de l’Univers (Maât). Danser dans le même sens c’est reproduire les mouvements de toute la création. Le chant et la danse s’accordent donc dans la célébration de Maât.

Maât et l’invention de l’écriture 

La création s’étant faite par le Verbe, tout ce qui existe étant la parole de Dieu, chaque élément vibrant de l’énergie donnée par le Créateur-la Créatrice au commencement, alors chaque élément peut être vocalisé.

C’est ainsi que les Africains entre le Soudan et l’Egypte ont inventé l’écriture il y a 5400 ans, la première écriture de l’histoire, qui a donné naissance à presque tous les systèmes d’écritures au monde, y compris l’écriture latine avec laquelle nous écrivons cet article.

Le véritable nom des hiéroglyphes est Medou Ntjer, c’est à dire la Parole de Dieu. Elle reproduit Maât, fait parler la création et figure donc des astres, l’eau, des animaux, des humains etc…  Elle est l’écriture sacrée et est à l’origine de l’écriture geez d’Ethiopie, Bamoun du Cameroun, Nsibidi du Nigeria, Gicandi du Kenya, Mende de Sierra Léone, grecque, arabe, latine, cyrillique, hébraïque, perse, etc…

Maât dans l’architecture

Les cases rondes dans les villages reprennent la forme de l’oeuf primordial. Imana s’est éveillé dans le Noun sous une forme d’oeuf.
Architecture Ashanti, Ghana actuel
Image d’un bâtiment photographiée à la fin de la guerre avec les envahisseurs anglais
On voit la spirale sur les murs. Elle représente, pour les Ashanti, la naissance et la création
La spirale dans l’architecture haoussa, Nigeria
Plan d’une maison Kotoko du Cameroun
De l’entrée à la chambre à coucher des parents, on fait un parcours en forme de spirale
La chambre des parents représente le lieu de la création
La structure ici se répète du plus grand au plus petit.

Mais l’édifice qui reflète le plus l’ordre divin est la grande pyramide. Monument le plus sophistiqué, complexe et parfait jamais bâti par les Êtres humains, la grande Pyramide reproduit la circonférence de la Terre à l’équateur, la distance entre le centre de la Terre et les pôles, la vitesse de la lumière, la vitesse de rotation de la Terre sur elle-même, le temps de rotation de la Terre sur son axe d’inclinaison, le nombre d’or de la spirale. Elle indique les équinoxes et la constellation du Lion.

La grande pyramide reproduit, dans une perfection de réalisation jamais égalée jusqu’à nos jours, Maât, c’est-à-dire l’ordre du fonctionnement de l’Univers ou parole de Dieu. C’est donc la construction la plus divine qui soit.  

Faut-il être pauvre pour bien faire la Maât ?

Être matériellement riche et vivre confortablement n’est absolument pas réprouvé par Maât. Le confort matériel procurant un épanouissement et une harmonie salutaires. L’Egypte pharaonique a ainsi été l’Etat le plus riche au monde en son temps. L’empire du Mali, essentiellement vitaliste dans ses fondements, fut aussi l’Etat le plus riche au monde.

L’Afrique avant l’apocalypse de la traite européenne, était, comme le disait Cheikh Anta Diop un continent d’une richesse « extraordinaire, légendaire » [2]. Mais la richesse matérielle qu’acquiert un individu doit être partagée avec les autres et ne doit jamais servir à exploiter et faire du mal aux autres.

Par ailleurs la richesse excessive est objet de désir, de corruption et de désordre. Lorsqu’un individu s’enrichissait trop dans l’Afrique ancienne, les autorités lui prenaient l’excès, pour conjurer le désordre potentiel. Ces richesses étaient investies dans le peuple dont le niveau de vie augmentait par conséquent. L’individu perdait donc en richesse matérielle mais gagnait en stature sociale, car tout le monde le voyait comme pourvoyeur de bien, d’harmonie et d’équité (Maât). La richesse matérielle est donc une bonne chose seulement quand elle permet de faire la Maât.

Maât est-elle du pacifisme naïf ?

Le lecteur qui nous a suivis jusqu’ici réalise toute la logique pacifiste qui se dégage de la philosophie africaine. Mais pour autant Maât préconise-t-elle d’aimer l’ennemi et de tendre la joue quand il frappe ? Non absolument pas. Il ne faut pas oublier que pour maintenir la vie, il faut non seulement faire la Maât mais aussi vaincre Isfet, comme le Créateur-la Créatrice l’avait fait au commencement. Maât est quelque chose qui se défend et se protège. Isfet (le mal, le désordre, l’injustice, les inégalités, le mensonge, le conflit) se combat.

Lorsque les Isfetiou (serviteurs d’Isfet) sont identifiés et ne peuvent être ramenés vers le droit chemin, ils doivent être anéantis avec violence s’il le faut. Il est permis d’utiliser le désordre pour détruire le désordre, et restaurer ainsi l’ordre. On peut donc faire la guerre au nom de Maât.   

Naré Mari (Narmer), premier Pharaon de la première dynastie de l’Egypte unifiée. Il a donné naissance à l’Egypte unifiée en faisant décapiter des populations venues d’Asie qui avaient envahi le nord du pays et mis les Africains en servitude. Naré Mari a donc utilisé le désordre pour vaincre le désordre, et réinstaurer l’ordre.
Kandake Amanirenas, impératrice du Soudan et plus grande femme africaine de l’histoire. Elle a usé de la violence pour combattre des forces qui voulaient envahir son pays.

Conclusion

Au moment où l’Afrique a complètement perdu ses repères après plusieurs siècles d’occupation européenne et arabe, dans une Afrique qui souffre sous le néocolonialisme et ses chefs d’Etat mauvais, où quelques-uns ont tout et la majorité n’a rien, où les querelles ethniques n’en finissent plus de déchirer les peuples, Maât apporte des solutions claires. La pensée africaine reste très moderne et répond très bien aux défis du continent aujourd’hui. Nous ne le dirons jamais assez, les solutions aux problèmes de l’Afrique se trouvent en Afrique.

Les Africains doivent par ailleurs comprendre qu’en tant qu’Enfants aînés de Dieu et peuple civilisateur de toute l’humanité, ils ont une mission à remplir et un rôle à tenir sur la scène mondiale. Maintenir la vie, voilà quelle est cette mission. C’est là en tout cas, un très bel et très noble idéal.

Hotep !  

Par : Lisapo ya Kama © (Tous droits réservés. Toute reproduction de cet article est interdite sans l’autorisation de Lisapo ya Kama)

Notes :

    • La pensée africaine, Mbog Bassong
    • La philosophie Bantoue, Placide Tempels
    • [1] La pensée africaine, Mbog Bassong, page 329
    • [2] L’Afrique noire précoloniale, Cheikh Anta Diop, page 16
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